Ils ont fui le Salvador.
Objectivement, Alexander menait une assez belle vie au Salvador avec sa douce moitié. Il était sur le point de devenir avocat, ne lui manquait que l'équivalent du Barreau. Estefania et lui travaillaient au palais de justice de Sonsonate, c'est là qu'ils se sont rencontrés.
Elle est tombée enceinte.
«Après les accords de paix en 1994, la situation a empiré. On pensait beaucoup à notre fille, on ne voulait pas qu'elle grandisse là-dedans. J'étais écoeuré de voir comment les gens réglaient les choses, toujours avec la violence. J'étais dans un mouvement politique et quand celui qu'on voulait faire élire a été élu, il a fait comme les autres...»
Drôle à dire, mais Alexander se sentait étranger chez lui. «Je ne me sentais pas intégré dans ce pays-là, ça ne correspondait pas à mes valeurs.»
Et il avait peur.
Alexander et Estefania ont fait une demande pour être réfugiés au Canada, ses parents aussi. Mais son père n'était plus là quand la réponse est arrivée. «Il était allé porter mon frère à l'université, il venait de garer sa voiture à deux, trois rues de la maison. Deux hommes étaient là, ils lui ont tiré 11 balles.»
Le plus jeune tireur, «entre 16 et 17 ans», a écopé de trois ans de prison.
Le plus vieux, adulte, rien.
La réponse est venue. «On a reçu une lettre du Canada qui nous disait qu'on recevrait une lettre du Québec. Quand la lettre du Québec est arrivée, ça disait : "Votre avion part à 8h, le 14 décembre." C'était dans une semaine!»
Ils ont vendu leurs deux autos, leur moto, ont donné la plupart des choses qu'ils possédaient. «On était plein d'espoir, on avait hâte d'avoir une nouvelle vie! On nous avait dit : "Vous allez travailler au Canada, vous allez vous trouver un emploi rapidement, mais pas comme avocat." C'était correct.»
Ça ne s'est pas passé comme ça. «On a eu un bel accueil, les gens ont été très gentils. On a été reçus dans un hôtel, c'était le Days Inn, pendant quatre ou cinq jours, on nous a donné des vêtements, des meubles. On nous a donné un peu d'argent, un prêt, et ça s'est arrêté là. Pour l'emploi, il n'y avait rien.»
Il n'y avait que le chèque d'aide sociale.
Estefania a rapidement appris le français, par nécessité. «Quand la petite était malade, il me fallait un interprète et, quand il n'y avait pas d'interprète de disponible, je ne pouvais pas aller chez le médecin.» Alexander n'a pas perdu de temps non plus, il s'est inscrit en techniques juridiques au cégep.
Il s'est inscrit comme auditeur libre à la Faculté de droit à l'université.
Estefania s'est trouvé un petit boulot dans un restaurant, elle y travaillait le soir après ses huit heures de cours de francisation. «Il y avait une coopérative de femmes latinos qui m'ont demandé de faire un plat typique du Salvador, je n'en avais jamais fait... C'est ici que j'ai appris la cuisine de mon pays!»
Ironique, quand même.
Alexander multipliait les «jobines», il a travaillé «dans les sapins de Noël. C'était très dur, très différent du palais de justice. J'ai travaillé pour une usine de nourriture d'animaux, on a distribué les Publisacs, on a vendu du chocolat, du sirop d'érable... Il y a un ami qui nous disait : "Vous êtes vraiment intégrés!"»
Ils en étaient encore très loin.
Leur deuxième était né, Alexander et Estefania tournaient en rond, ils peinaient à joindre les deux bouts. «C'est là que je me suis rendu compte que je n'arriverais à rien comme ça, je devais retourner aux études. Il a fait une première demande à l'Université de Sherbrooke, il a été refusé.»
La dame responsable des admissions lui a dit : «Désolée, monsieur, les places sont réservées aux Québécois.» «Ça a été un coup très dur, précise Alexander. J'essayais de comprendre. Au Salvador, j'avais terminé premier, avec honneurs. On était dans le désespoir, c'était comme la fin du monde. On se sentait rejetés et on se disait : "On ne veut pas de nous ici..."»
Il a failli abdiquer. «J'ai regardé d'autres universités. À l'Université Laval, le lendemain, c'était la dernière journée des admissions. Je me disais qu'il était trop tard... Un ami m'a dit :"Viens, on y va!" Il a pris congé de son travail et il est venu avec moi.» Alexander a fait sa demande in extremis, en génie forestier, il a été accepté.
Il a changé de programme, s'est tourné vers la psychologie. Il a fait son bac, sa maîtrise, il a eu son doctorat en juin.
«J'ai dédié ma thèse à cet homme qui m'a conduit à Québec.»
Pendant ce temps-là, Estefania s'occupait des enfants. «J'avais renoncé à l'aide sociale quand j'étais enceinte du deuxième. On était dans la pauvreté. Ça a été le moment le plus dur pour nous, on n'avait pas d'amis, on se sentait isolés. J'ai commencé à garder des enfants, je faisais du bénévolat, je travaillais dans un restaurant.»
Elle a étudié aussi, en travail social, elle a décroché sa maîtrise cette année en même temps qu'Alexander.
Seize ans et demi après leur arrivée au Québec.
Alexander travaille pour un ministère depuis 2010, et Estefania, dans un centre communautaire depuis six ans. «Je suis permanente.» Le mot est important, elle est ici pour rester.
Ils ont pu s'acheter une maison l'an dernier, avec leurs deux ados. «On respire enfin. Pour s'intégrer, ça passe nécessairement par le travail. Et par les amis, par des gens à qui on peut raconter notre journée, et pas juste à notre conjoint. Nous, nos meilleurs amis sont québécois. C'est important pour tisser des liens.»
Il faut surtout résister au ghetto. «C'est important d'avoir des amis qui ne parlent pas espagnol. C'est un peu plus pour s'intégrer. Le succès de l'intégration, ça dépend beaucoup de celui qui veut s'intégrer...»
Estefania et lui veulent maintenant devenir une famille d'accueil pour les nouveaux arrivants. «Notre rôle sera de leur montrer la culture québécoise...»
Alexander ressent aujourd'hui quelque chose, ici, qu'il ne ressentait pas dans le pays où il est né. Il se sent chez lui.
*Les prénoms ont été modifiés.