Habituellement, une phrase de ce genre est suivie d'un laïus sur la chaleur et les coups de soleil. Mais ce n'est pas pour les plages ni les vagues à surf qu'Anicet Desrochers est allé faire un tour dans le Golden State. Pas plus que pour la riche agriculture californienne ou les centres financiers de Los Angeles, bien qu'il soit lui-même producteur et que son voyage ait été strictement motivé par les affaires.
Non, c'est pour élever des abeilles-reines, 20000 pondeuses par année, que M. Desrochers, propriétaire de l'entreprise Miels d'Anicet, au nord de Montréal, s'exile en Californie. Chaque automne, il sélectionne des reines au Québec qui résistent au froid, puis les expédie dans la vallée de Napa pour les faire se multiplier avant de les renvoyer à ses clients, des apiculteurs du Canada, à ce temps-ci de l'année.
Tout un manège pour, en bout de ligne, permettre aux apiculteurs de gagner quelques précieuses semaines en vue des longues «tournées» de pollinisation qu'ils font désormais chaque été. Un cas qui illustre bien le chamboulement complet que le métier a connu des dernières années et les acrobaties, littéralement, que les apiculteurs doivent maintenant faire pour gagner leur vie.
Pas de déclin
«Déclin», «péril», «disparition», «monde sans abeilles»... Les manchettes sont lourdes, se suivent et se ressemblent quand il est question des abeilles domestiques, qui seraient menacées d'extinction à plus ou moins brève échéance à en croire pratiquement tous les médias qui traitent du sujet. Or c'est faux, a constaté Le Soleil : le nombre de colonies d'abeilles, principal indicateur de la santé des populations, n'a jamais été aussi élevé que maintenant au Québec. Les dernières données disponibles (voir notre graphique) montrent que le Québec comptait 49600 colonies en 2014, contre environ 35000 au milieu des années 2000. Et la même tendance prévaut ailleurs en Amérique du Nord, soit un nombre de colonies d'abeilles domestiques qui s'accroît.
Ce n'est donc pas demain la veille que l'on manquera d'abeilles pour polliniser nos champs - ce qui est une excellente nouvelle, puisqu'environ les deux tiers de ce que nous mangeons dépendent de cette pollinisation. Mais le nombre de ruches ne dit pas toute l'histoire : les colonies sont plus nombreuses que jamais, soit, mais sont-elles en santé?
«Je vais vous avouer que quand j'ai commencé, il y a 35 ans, on ne s'occupait pas beaucoup de la santé des abeilles, témoigne Scott Plante, de la Maison du miel, à Lévis. On essayait plutôt de maximiser la production. La majorité des pertes d'abeilles se produisaient durant l'hiver; l'été, la ruche et la reine se rendaient facilement jusqu'à la fin de la saison. Mais l'arrivée de l'acariose, du varroa, et d'autres parasites nous a forcés à être beaucoup plus intensifs dans nos interventions. Comparé à il y a 35 ans, on peut quasiment calculer le double de temps de travail.»
Cela, conjugué à d'autres facteurs comme les pesticides, a fortement augmenté la mortalité hivernale des abeilles. Au lieu de tourner autour de 10 % comme elle le faisait historiquement, elle se maintient à près de 25 % en moyenne depuis une dizaine d'années.
Pour compenser, les apiculteurs doivent faire des pieds et des mains pour multiplier les colonies qu'ils ont déjà. En plus d'importer des abeilles, la plupart font des nucléus, c'est-à-dire qu'ils prennent des parties de ruches existantes et bien portantes pour obtenir des «noyaux» de colonie, qu'ils font ensuite croître. Comme le montre notre graphique, les apiculteurs du Québec produisent maintenant environ 20000 nucléus par année, trois à quatre fois plus qu'il y a 10 ans.
«Déserts»
En outre, dit M. Scott (ainsi que tous les autres praticiens et scientifiques consultés pour cet article), la multiplication des champs de maïs, d'avoine et d'autres graminées, que les abeilles ne butinent pas, a créé des sortes de «déserts» pour les faiseuses de miel. D'où le besoin de trimballer les ruches d'un bout à l'autre du Québec.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/TGK6UEFUIRB43JPGCCMX3SW3RM.jpg)
Cela tombe bien, puisque la demande pour les services de pollinisation n'a jamais été aussi forte. L'industrie du bleuet a absolument besoin d'insectes pour sa production, et elle a doublé ses superficies cultivées depuis 15 ans. Et les plus grandes bleuetières sont tellement vastes que les insectes sauvages ne suffisent pas toujours à la tâche.
«Normalement, les pollinisateurs sauvages ont toute une séquence de fleurs pour se nourrir pendant l'été. Mais dans une grande bleuetière, t'en as juste une, et ça fleurit tout en même temps. Et ça vaut aussi pour la canneberge, le canola dans l'Ouest, etc. Alors ces agriculteurs-là n'ont pas le choix : il faut qu'ils fassent appel à des apiculteurs. [...] C'est pour ça que les producteurs de bleuets ont investi dans une chaire comme la mienne», explique le chercheur en science vétérinaire Pierre Giovenazzo, titulaire de la Chaire en enseignement des sciences apicoles de l'Université Laval.
«L'abeille domestique est beaucoup utilisée comme renfort, elle assure un rendement», ajoute Valérie Fournier, chercheuse en entomologie agricole à l'UL. «Son avantage, c'est qu'elle va plus loin, alors elle va être capable de se rendre jusqu'au centre des grandes bleuetières. Les abeilles sauvages, elles, leur distance de vol se limite souvent à 200 mètres à peu près.»
À 120 ou même 150 $ la ruche pour une période de deux semaines, la pollinisation procure des revenus intéressants aux apiculteurs, mais cela ne se fait pas tout seul. Les distances sont longues-M. Scott s'est rendu jusque dans une bleuetière de Mingan l'an dernier - et ne placent pas les abeilles dans les meilleures conditions pour la production de miel, puisque toutes les cultures ne se valent pas de ce point de vue. D'après des données compilées par l'Institut de recherche et de développement en agriculture, la productivité moyenne des colonies québécoises baisse de 1 kg de miel par ruche tous les deux ans depuis 1998.
Et comme les contrats de pollinisation se signent de 6 à 12 mois à l'avance et qu'ils spécifient une taille minimale que chaque ruche doit avoir, cela met une pression sur l'apiculteur pour qu'il livre toutes les colonies qu'il a promises. Afin de donner le plus de temps possible à leurs ruches pour se développer, certains, comme M. Desrochers et ses clients, vont tenter de gagner quelques semaines en élevant des reines à l'autre bout du continent. D'autres, comme M. Scott, déménagent leurs ruches dans l'extrême sud du Québec dès la fin de l'hiver. «Ça fait déjà un mois que je les ai sorties», dit-il.
«Il faut travailler plus fort, dénicher des emplacements pour mettre tes ruches, et il faut surtout aligner différemment tes plus values, ajoute M. Desrochers, qui est dans le métier depuis 16 ans et qui suis les traces du paternel. Tu ne peux plus seulement produire du miel. Dans notre cas, on fait aussi de l'élevage de reine, on est dans les cosmétiques, ça peut aussi être l'hydromel. Ça prend une diversification de tes activités, sinon tu n'es plus viable. Ça, c'est nouveau. L'apiculteur a comme été amené là-dedans, et maintenant il est obligé d'y rester.»-
Et les abeilles sauvages dans tout ça?
Si les abeilles «à miel» ou «domestiques» se maintiennent, voire accroissent leur nombre, qu'en est-il des abeilles et des bourdons sauvages, qui ne peuvent compter sur les soins d'un apiculteur?
Bien difficile d'avoir une réponse pour le Québec, où l'abondance des pollinisateurs sauvages n'a pratiquement pas été étudiée. Mais il serait étonnant qu'ils aient connu un autre sort que le déclin que l'on a documenté ailleurs, analyse Valérie Fournier, entomologiste de l'Université Laval qui a mené quelques études de diversité sur les abeilles sauvages dans la Belle Province.
De manière générale, dit-elle, «on a beaucoup de suppositions sur les causes du déclin des abeilles sauvages, mais on n'en est pas sûr. On suppose que cela vient d'une perte d'habitat et de ressources florales. Ces abeilles-là sont souvent spécialisées dans un groupe de plante, et ces plantes-là sont moins présentes avec l'agriculture intensive. Les pesticides et les changements climatiques jouent probablement un rôle aussi».
Mais ce qui est sûr, c'est que plusieurs espèces sauvages, surtout des bourdons, qui étaient abondantes il y a un demi-siècle ont été rayées de la carte.
Dans le cadre d'une étude de diversité menée dans une bleuetière, elle a remarqué qu'«il y avait une espèce de bourbon qui était très abondante il y a une centaine d'années, et on l'a pas retrouvé les deux années où on a fait notre étude. On sait que ce bourdon-là est toujours présent dans les cultures de canneberges du sud du Québec, donc il n'est pas disparu, mais on ne le trouve plus au lac Saint-Jean».