Chronique|

Je t'aime, ma chouette

CHRONIQUE / J'ai reçu une grande enveloppe brune cette semaine, mardi, par courrier recommandé. Dedans, pas de scandale : une lettre d'amour.


De Marcel à Raymonde.

Ils sont mariés depuis 61 ans, elle a fêté ses 83 ans en avril; il a décidé, comme ça, de m'envoyer la lettre qu'il a écrite pour sa fête. 



«Nos coeurs ne sont plus très jeunes, ma Raymonde, mais ils vibrent d'un grand amour réciproque. Je t'aime aussi passionnément qu'autrefois, ma chouette.

Ah! Que tu es belle quand tu souris!

Je me fais vieux et toi, tu restes si belle à mes yeux, comme lorsque j'allais te chercher sur la rue Saint-Alexis et qu'en chemin, je te tenais par la main. [...] 

Chers enfants, vous avez gagné le gros lot. Votre mère a été une super femme, une super éducatrice, une super épouse. Elle nous a tous tant aimés. Petits-enfants, vous avez une grand-maman formidable.



Pendant tout ce temps, je t'ai aimée sans réserve, ma chouette, ma toute belle, mon adorée avec tes grands yeux.

Je veux t'aimer, encore et encore.

Ton grand.»

Marcel Giguère et Raymonde Caron se sont mariés en 1954, ils ont eu six enfants. Six gars. Avant de se marier, Raymonde a fait son cours commercial, elle été embauchée comme secrétaire bilingue dans la plus grosse succursale de la Banque de Montréal à Québec, dans le quartier Saint-Roch.

Après son mariage, elle a choisi de rester à la maison.

Marcel a imaginé le curriculum vitae de son amoureuse, il l'a glissé dans l'enveloppe. «Agrégée en développement infantile et en relations humaines. Elle est à la tête d'une équipe et elle a eu à sa charge six grands projets bien distincts. Elle a travaillé à temps plein, sans limites d'horaire et en exclusivité.»



Marcel m'a envoyé aussi une courte bio de ses fils, ils ont tous bien réussi. 

J'ai appelé Marcel pour jaser un peu, il est allé dans son bureau pour ne pas que Raymonde l'entende. Il ne lui a pas dit pour l'enveloppe, il voulait lui faire une surprise.

Je lui ai demandé en quel honneur il m'avait écrit pour me parler de sa chouette, alors que ce n'était ni sa fête ni leur anniversaire de mariage. Les gens préfèrent habituellement les chiffres ronds, pas Marcel. «Je l'ai fait maintenant, parce que, rendus à notre âge, chaque jour compte.»

Marcel a 84 ans, il a pris sa retraite il y a un an.

En plus de «faire face à six gars», Raymonde s'est impliquée un peu partout. Première marguillière au diocèse de Québec en 1966, elle est devenue, 10 ans plus tard, présidente du Conseil des commissaires et du comité exécutif de la Commission scolaire régionale Jean-Talon.

Les femmes étaient rares à ce poste, il y en a eu une autre quelques années plus tôt à Montréal, Thérèse Lavoie-Roux. 

Le CV de Raymonde est impressionnant. Nommée personnalité de l'année d'Orsainville en 1977, elle a reçu la même année une médaille du Gouverneur général du Canada pour «services essentiels rendus à sa communauté». À la fin des années 90, elle a fait bénévolement l'inventaire des 3000 pièces du musée des Augustines.

En 2007, elle a présenté un mémoire devant la commission Bouchard-Taylor. «Elle disait qu'il faut aller vers les autres, les connaître. Et quand on les connaît, il n'y a pas de barrière. Avec nos enfants qui étaient à l'université, on a reçu chez nous des gens de 28 origines. Nos soupers ressemblaient parfois à l'ONU!» 



Après la présentation, Gérard Bouchard est descendu de sa tribune pour faire une accolade à Raymonde.

«En rendant hommage à mon épouse, à tout ce qu'elle a fait, avec nos fils et à l'extérieur de la maison, je veux aussi rendre un hommage à toutes ces femmes de la classe ouvrière et agricole qui ont donné leur vie à une génération d'enfants, entre 1950 et 1975, m'écrit Marcel. Elles ont joué plusieurs rôles, tout en restant à la maison.»

Une mère importante

Marcel m'a aussi parlé de sa mère, morte à 83 ans. «Elle était fille unique, elle était très instruite pour l'époque, avec une 12e année scientifique. Elle a eu dix-sept enfants, dont quatre qui sont morts jeunes, autour de quatre ans.»

Il m'a parlé de la peine qu'elle a eue.

Raymonde et Marcel sont passés à un cheveu de perdre leur Vincent - il avait six mois -, ce qui serait arrivé si Raymonde n'avait pas insisté auprès d'un médecin pour qu'il l'opère une deuxième fois. Aujourd'hui, Vincent dirige un centre de recherche sur le cancer du sein, son équipe vient de recevoir cinq millions.

«Il fête cette année ses 35 ans de profession de chercheur. Il est sur le point de trouver quelque chose d'important.» 

Marcel insiste : «On a élevé nos enfants en les responsabilisant. Ma femme, elle n'a jamais dit : "Attends que ton père arrive!" Nous, notre façon, c'était de les rendre responsables. On ne faisait pas les choses à leur place, même quand ils étaient petits. Et quand ils réussissaient, ils étaient fiers.»

Et l'amour, il a survécu comment? «L'ingrédient premier pour que ça dure, c'est un engagement constant entre deux personnes. Il faut constamment renouveler cet engagement. Il faut se dire oui chaque jour.»

C'est pour ça que, peu importe l'âge, chaque jour compte.