Chronique|

Le secret de Rodrigue

Rodrigue Picard a décroché le titre de Monsieur Univers 1965 dans la catégorie petite taille lors du Championnat du monde de culturisme disputé à Téhéran.

CHRONIQUE  / J'aime bien observer les gens que je croise dans la rue et imaginer ce qu'ils sont, ou ce qu'ils ont été.


Je n'aurais jamais deviné pour Rodrigue Picard.

D'abord, je me serais gourée tout de suite en essayant de deviner son âge, il ne fait pas ses 76 ans. Je lui aurais donné 10 ans de moins, minimum. J'aurais pu l'imaginer comptable à la retraite, je n'aurais pas été très loin, il a travaillé 33 ans à la Direction des services financiers du ministère de l'Agriculture.



Monsieur Univers? Jamais.

Vrai de vrai, Rodrigue a décroché le titre en 1965, dans la catégorie petite taille, il fait un peu moins de 5' 6". Où a eu lieu le Championnat du monde de culturisme cette année-là? Je n'aurais pas deviné non plus : à Téhéran, 14 ans avant que l'Iran ne devienne une république islamique. «C'est un Syrien qui est arrivé deuxième.»

En juin 1966, Rodrigue a fait la une de la revue Muscular Development.

Le Québec de l'époque avait un faible pour les hommes forts, c'était le règne des frères Baillargeon, qui suivaient les traces de Louis Cyr. «Le culturisme, ce n'était pas une discipline très populaire ici.»



Rodrigue était découpé au couteau.

Rodrigue a commencé à soulever des poids pour impressionner son père. «Mon père aimait beaucoup les hommes forts. Il était allé voir Victor Delamarre, un des hommes forts de l'époque. C'est comme ça que je me suis mis à l'entraînement. En l'espace de trois mois, j'ai pris 15 livres de masse musculaire!»

Il a commencé à s'entraîner avec des billots de bois qu'il ramassait près de chez lui à Château-Richer, il les sciait en deux, les reliait avec un tuyau en métal. «Après ça, on faisait ça avec du béton, on remplissait deux chaudières de béton et on plantait le tuyau de métal au milieu pour que ça prenne. Ensuite, on a eu des haltères, le gros luxe...»

Il a fait une première compétition, chez les juniors, est arrivé premier.

En 1964, Rodrigue est parti en Californie pour s'entraîner pendant quelques mois, sept jours sur sept, entre 30 et 60 minutes par jour. «Quand je suis arrivé là-bas, au début du programme, j'en faisais toujours un peu plus. Après trois semaines, mes muscles se sont mis à me faire souffrir...»

Il a compris qu'il lui fallait écouter son corps. «Aujourd'hui, le culturisme, c'est beaucoup de produits, les gens ne ressentent pas la fatigue. Les corps qu'on voit aujourd'hui, je n'aurais jamais pu atteindre ça, parce que je m'entraînais tout naturel. J'étais couché à 21h, je dormais 10 heures. Pour avoir de l'énergie, c'est simple, il faut se reposer.»



Il ne buvait pas de Red Bull.

À l'entraînement, il devait soulever, à répétition, 300 livres avec ses bras, 400 avec ses jambes. Il travaillait minutieusement chaque partie de son corps. «Quand j'ai gagné monsieur Univers, je pesais 166 livres, j'avais 30 pouces de tour de taille, 18 pouces et demi pour les bras, 18 pour les mollets et le cou.»

En mesure métrique, ça donne 75 kilos, 76 centimètres de tour de taille, 46 centimètres pour le cou, les mollets et les biceps. Par comparaison, Big Ron, un culturiste inscrit au Livre Guinness des records en 2010, avait un tour de cuisses de 98 centimètres. Il a avoué, deux ans plus tard, qu'il était dopé.

Au milieu des années 60, déjà, «ça commençait, le dopage. On se doutait bien, juste à les voir, que les Russes, les Polonais, et les autres des pays de l'Est faisaient quelque chose de différent. Ils étaient boostés, drogués.» Je serais curieuse de voir de quoi ils ont l'air 50 ans plus tard.

Un brun qu'ils n'ont pas la forme de Rodrigue.

«Autour de 1966-1967, je mangeais 12 oeufs par jour... Le midi, ma mère faisait de la soupe, elle était tellement bonne! J'en mangeais cinq bols, et après ça, trois boulettes de viande, trois oeufs avec des patates. Je me servais ça deux fois. [...] Quand j'allais au restaurant avec ma copine, on allait au Nouvelle-Orléans, sur le boulevard Sainte-Anne, on soupait, et après, j'allais prendre un autre repas au Baron rouge...»

Sa copine suivait. «Elle trouvait que je mangeais beaucoup...»

Il a réduit ses portions depuis, mais il continue à s'entraîner, une heure, un jour sur deux, 30 minutes de vélo stationnaire, 30 minutes à soulever des poids. «C'est ma drogue, je ne pourrais pas m'en passer.» Son agenda est bien rempli, il s'occupe de l'immeuble à condos où il habite, il bricole, joue au billard quelques fois par semaine.



Il ne prend aucun médicament.

Son secret pour tenir la forme? Rodrigue répond du tac au tac : «Il n'y en a pas, de secret. Il faut s'entraîner, il faut de la discipline.»

Bon, OK, je m'y mets.

Demain.