Thierry Karsenti est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies en éducation à l'Université de Montréal. Avec son équipe, il mène depuis quelques années une étude sur l'utilisation de la tablette sur les bancs d'école.
Ses derniers résultats de recherche qui concernent la lecture sont «assez exceptionnels», affirme-t-il en entrevue au Soleil. «Les jeunes sont unanimes: la lecture électronique, c'est beaucoup, beaucoup plus intéressant que la lecture papier. Je pense que le livre numérique est vraiment une planche de salut pour les aider à lire plus», affirme-t-il.
L'équipe de M. Karsenti a interrogé environ 3000 jeunes Québécois fréquentant des écoles secondaires publiques à propos de leurs habitudes de lecture. Moins de 5 % d'entre eux ont affirmé qu'ils s'étaient déjà procuré un livre papier qui n'était pas obligatoire à l'école, à lire par plaisir.
Or lorsqu'on demande à ces élèves qui utilisent la tablette au quotidien combien se sont déjà procuré un livre numérique par eux-mêmes, sans y être obligés, cette proportion grimpe à près de 30 %. «C'est énorme comme progrès», affirme M. Karsenti. Et il s'agit d'un chiffre «presque conservateur, parce que, dans certains endroits, c'est beaucoup plus haut», ajoute-t-il.
«C'est beaucoup lié à ce que l'enseignant arrive à mettre en place à l'école. Si l'enseignant dès le début de l'année a mis des activités en place où les élèves vont tout de suite découvrir que c'est intéressant, la lecture numérique, alors oui, le chiffre va monter», poursuit le chercheur.
Rien à voir avec Facebook
Et on ne parle pas ici de lire des pages Facebook, précise M. Karsenti, mais plutôt de textes soutenus comme la trilogie The Hunger Games, bien populaire auprès des ados, ou encore les romans de la série Twilight, par exemple.
Le livre numérique est beaucoup plus attrayant pour les jeunes, explique le chercheur. Des applications conçues comme de véritables livres interactifs rendent l'expérience beaucoup plus intéressante, selon M. Karsenti (lire l'autre texte). Certains livres électroniques intègrent des liens Internet, permettent de partager des notes de lecture ou accompagnent le texte de questions ou de jeux qui rendent l'expérience très différente du livre traditionnel.
«De façon unanime, les jeunes nous disent que la tablette leur a donné le goût de lire. Ils vont lire plus, de façon plus assidue et ils vont plus comprendre ce qu'ils vont lire aussi», affirme M. Karsenti.
Travailler le vocabulaire
Les livres électroniques permettent aussi aux jeunes d'enrichir leur vocabulaire, puisque, souvent, ils n'ont qu'à toucher l'écran pour faire apparaître la définition d'un mot, alors que plusieurs ne se seraient pas donné la peine d'ouvrir le dictionnaire, fait remarquer le chercheur.
Il ne s'agit toutefois pas de promouvoir l'utilisation du livre électronique au détriment du papier, ajoute-t-il, puisque la majorité des jeunes n'ont même pas l'habitude de feuilleter les pages d'un livre imprimé.
La lecture chez les jeunes est très importante, puisqu'elle a un «impact direct» sur la qualité du français, rappelle M. Karsenti. L'enseignant joue par ailleurs un rôle «central» quand vient le temps de transmettre le goût de la lecture aux élèves. «Ça ne se fera pas de façon miraculeuse. Il faut vraiment que l'enseignant travaille autour de ça», dit-il.
Ces résultats n'étonnent pas Nathalie Lacelle, professeure à l'UQAM et spécialiste de la lecture chez les jeunes. «L'attrait pour l'objet, pour le support, devient aussi important pour les jeunes», affirme cette experte qui croit beaucoup à la cohabitation entre les différents supports de lecture, que l'on parle du papier ou de l'écran.
Peu répandue
L'utilisation de la tablette sur les bancs d'école reste toutefois peu répandue dans les écoles publiques du Québec. Selon les données de Thierry Karsenti, on compte 130 000tablettes dans les écoles primaires et secondaires québécoises, qui regroupent environ 870 000 élèves.
Au cours des dernières années, d'importantes sommes d'argent ont plutôt été consacrées à l'achat de tableaux blancs interactifs pour toutes les écoles du Québec, à la suite d'une décision du gouvernement Charest.
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La tablette en quelques chiffres
Selon les plus récentes données du CEFRIO, publiées à la fin juillet, 45 % des ménages québécois possèdent une tablette numérique en 2014, en comparaison de 27 % en l'an dernier. Chez les 18-24 ans, ce chiffre grimpe à 69 %.
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La lecture sur tablette: ce qu'en pensent les ados
Voici des citations provenant d'entrevues et d'un groupe de discussion dirigés par l'équipe de recherche de Thierry Karsenti à la fin mai auprès d'élèves de cinquième secondaire:
«[...] je peux aussi adapter mon écran à mon goût [taille de police, luminosité, etc.].»
«Lire à l'iPad, ça me donne réellement envie de lire [...] de lire plus longtemps [...], de lire plus souvent [...],de lire des choses différentes.»
«Avant, je ne lisais jamais ou presque [...]. Là, avec mon iPad, j'ai plus le goût de lire [...]. J'ai aussi lu plus de livres.»
«La lecture, ça va bien. [...] C'est différent que sur papier. Moi, sur papier, ça me donne le goût de checker ailleurs, je ne suis pas trop concentrée, mais sur l'iPad, je me concentre plus.»
«À la maison, [...] j'aime lire des livres électroniques. Alors, [...] lire sur l'iPad, pour l'école, j'aime bien. On peut aller chercher dans le dictionnaire aussi quand on ne comprend pas un mot, c'est facile.»
«L'avantage, c'est que tout est là. Le dictionnaire,le dictionnairedes synonymes,les recherches [...]. Tu n'as pas besoin de regarder partout. Tout est là dans l'iPad.»
«Je n'ai jamais lu un livre de ma vie, je pense. Surpapier. Mais surmon iPhone, j'ai une application et je lis plus souvent.»
Voltaire remis au goût du jour
Comment intéresser des élèves du secondaire à des classiques comme Candide de Voltaire? Donnez-leur une tablette, téléchargez-y une application qui permet de consulter une version interactive haute en couleur, ajoutez-y des images et des vidéos, et le tour est joué!
C'est ce qu'a fait Marie-Claude Gauthier, enseignante de français en cinquième secondaire au Collège Jean-Eudes, une école secondaire privée de Montréal. Le verdict a été unanime, dit-elle. «Ce qui est unanime, c'est l'intérêt de plus pour la lecture que ça a apporté. Les élèves m'ont dit qu'ils ont aimé parce que c'était une version accessible», affirme Mme Gauthier.
Cette application de Candide, accessible gratuitement sur Internet, a été conçue par la Bibliothèque nationale de France. Le texte est accompagné de fiches de personnages et de lieux, et la définition des mots plus difficiles y est intégrée.
Il est même possible de parcourir les étapes du voyage de Candide grâce à une carte interactive. Chaque point sur la carte du monde correspond à un thème abordé dans l'oeuvre, expliqué grâce à une mise en contexte, des illustrations et des entrevues vidéo avec différents experts. Des questions accompagnent chaque thème. Une troisième section permet aussi au lecteur d'inscrire ses commentaires, qui s'ajoutent à ceux des autres lecteurs.
On est donc bien loin de la traditionnelle version papier, qui était depuis des années enseignée tant bien que mal dans les classes de cinquième secondaire de cette école. Avant, «c'était difficile d'intéresser les élèves, qui arrivaient à reculons. Souvent, ils se contentaient de recracher ce qu'ils avaient lu», raconte Mme Gauthier.
L'enseignante a aussi dû s'adapter à cette nouvelle formule, en changeant la façon d'évaluer ses élèves. Ces derniers doivent maintenant participer à des discussions en classe sur les différents thèmes abordés dans le livre. «S'il y en a qui n'ont pas lu, on les repère vite», laisse-t-elle tomber.
Aussi au primaire
Marie-Claude Gauthier n'est pas la seule à être convaincue des mérites de la tablette pour intéresser les jeunes à la lecture. Annie Côté, enseignante de cinquième année à l'école du Parc-Orléans, dans Charlesbourg, utilise l'iPad en classe depuis quelques années.
«Pour la lecture, c'est magique, lance-t-elle. C'est intéressant, on va chercher beaucoup les garçons. Ceux pour qui l'école, c'est difficile, ça fait vraiment une différence.»
Dans le cadre d'un projet-pilote de la commission scolaire des Premières-Seigneuries, l'école a acheté des albums jeunesse numériques, auxquels les élèves ont accès. Cette année, l'enseignante prévoit aussi faire quelques sorties à la bibliothèque de Charlesbourg pour leur permettre d'emprunter des livres numériques, qui, souvent, leur font moins peur que des livres papier, dit-elle.
Et quand ses élèves ont terminé leurs travaux en classe, Mme Côté leur donne un iPad pour qu'ils consultent les journaux. «Les jeunes aiment ça, ils lisent par intérêt, souvent les sections des arts ou des sports, où ils veulent en savoir plus sur quelque chose qu'ils ont entendu le matin à la télévision. C'est étonnant comment ça les intéresse.»