Pêcher à l'ombre de la ville

Pour Jean-Marc Bernier, à l'avant, et Vincent Grenier, la pêche est aussi une occasion de socialiser.

Il y a les carpes indépendantes de la rivière Saint-Charles, les surprenants brochets du bassin Louise, les convoités dorés et les esturgeons trophées du fleuve Saint-Laurent. À Québec, les pêcheurs urbains ont l'embarras du choix et de plus en plus de compagnie sur les quais.


C'est un beau vendredi après-midi d'été, du soleil plein les yeux et l'indice humidex au plafond. Nous faisons la tournée de quelques «bons spots» avec Elia Wagner-Beaulieu, 16 ans, qui pratique la pêche en ville depuis deux bonnes années.

Première destination : le quai du Louis-Jolliet, en plein coeur du Vieux-Québec. À notre arrivée, peu après midi, il y a déjà des habitués, bien campés dans leurs chaises pliantes. L'un d'entre eux demande si nous avons besoin de gros vers. Il traîne quelques contenants qui grouillent dans sa camionnette stationnée juste derrière. À vendre pour «moins cher que chez Latulippe», la mecque du gréement de pêche.

Non merci, Elia a tout ce qu'il faut. Sur sa bicyclette, il a attaché une caisse de lait en plastique où il empile ses boîtes transparentes remplies d'hameçons, de cuillères et de leurres ainsi que ses vers de terre, au frais dans la styromousse. Ses deux cannes à pêche tiennent dans des tubes fixés sur le côté.

Pendant qu'il prépare ses cannes, Elia insiste sur l'importance de mettre des gros plombs parce qu'«il y a beaucoup de courant et sinon tu vas dériver». En faisant son montage pour le doré - un hameçon d'un bord, un hameçon de l'autre - le jeune homme explique qu'il pêche souvent de soir et de nuit. «C'est plus pour moi que pour les poissons», dit-il en pointant le soleil.

Les dorés et encore plus les esturgeons sont les deux espèces qui attirent les pêcheurs au fleuve, car ils livrent un fier combat en plus d'être bons au goût. Le déplaisant qui s'invite trop souvent, c'est le barbue de rivière (catfish), que personne n'ose manger tellement il ne paie pas de mine.

Pour le plaisir de la pêche

Une demi-heure après avoir lancé ses lignes à l'eau, notre guide fait ses preuves. Il sort un petit doré en grande forme, sous le regard intéressé des pêcheurs d'expérience qui attendent toujours. Le poisson fait environ 25 centimètres. En attendant le photographe du Soleil, on immortalise le moment avec l'appareil-photo d'Elia, caché lui aussi dans la caisse à lait.

Et hop, assez attendu, Elia retourne aussitôt le doré au fleuve, laissant les autres pêcheurs pour le moins perplexes. «Je remets pas mal tout à l'eau. J'en ai mangé deux ou trois, quand ils étaient trop blessés», raconte le jeune homme. Le plaisir de la pêche avant celui de la fourchette, pourrait-on résumer.

Sur le quai, le contact avec les autres pêcheurs est facile. Ils sont sept cet après-midi-là. Ils parlent des bons endroits où lancer sa ligne en ville et en dehors, se donnent des trucs, emmêlent leurs fils sans jamais paraître ennuyés. On coupe et on recommence.

Je leur parle d'un énorme esturgeon sorti des eaux quelques jours auparavant. Un bétail. Un lecteur qui a été témoin de la bataille, comme de nombreux touristes ébahis, a envoyé des photos impressionnantes au Soleil. Il faut à peine quelques secondes pour repérer le titulaire du record de la plus grosse prise à quai cette saison. «C'est Carl qui l'a sorti.»

Carl Aubut, cheveux rasés, teint basané, cigarette au bec, est à Québec depuis à peine quelques mois pour le travail et il a déjà ses habitudes au fleuve. «Pour moi, l'esturgeon, c'est un défi», dit-il, rêvant déjà du prochain. La prise qui lui a valu le respect de ses pairs faisait 130 centimètres (52 pouces) et pesait 45 kilogrammes (100 livres). «On a dû en manger 10 livres en une soirée, moi et un chum», rigole-t-il.

De plus en plus populaire

Peter Mullins, qui se présente comme l'un des «sénateurs» du quai, comprend bien l'attrait grandissant du Saint-Laurent pour y avoir tant pêché à partir de la rive, mais aussi en bateau. «Le fleuve, ça bouge, c'est vivant», souligne-t-il, admiratif. L'homme pêchait déjà dans le port de Québec dans les années 60. Les quais en bois ont été bétonnés depuis, mais surtout l'accès aux berges est de plus en plus restreint, déplore-t-il. 

Peter est d'accord avec l'idée de l'Administration portuaire de Québec (APQ) d'aménager des quais spécifiquement pour la pêche en ville, qui gagne en popularité. Un banc pour poser ses fesses et permettre à sa compagne de lire à côté serait suffisant pour lui. Des toilettes chimiques aussi et pourquoi pas un «stand de stock à pêche et de vente de poissons», ajoute Carl. 

Mais tous deux ne veulent pas que l'argument de la sécurité serve à contrôler encore davantage les accès au fleuve. «On a pêché toute notre vie et on n'est pas encore noyés!» lance Peter. 

Le Port de Québec a préliminairement identifié l'embouchure de la rivière Saint-Charles et le bassin Brown pour aménager des quais pour les pêcheurs. Les endroits seront confirmés plus tard cette année. 

L'augmentation du nombre d'adeptes de la pêche en ville et le besoin de renforcer la sécurité justifient cette intervention, reprend Anick Métivier, porte-parole de l'APQ. Celui-ci donne l'exemple des hameçons qui menacent les yeux et les oreilles des habitués de la marina et des pêcheurs qui tombent carrément à l'eau, ce qui peut être particulièrement dangereux au printemps, période très achalandée. 

Les pêcheurs pourront toujours continuer à s'amuser hors du territoire strictement portuaire, comme le quai du Louis-Jolliet, qui appartient à la Ville de Québec, et le quai des Cageux, plus près des ponts. L'endroit est très prisé en fin de journée, car il offre des couchers de soleil mémorables. 

Certains diront que c'est encore mieux directement sous les ponts ou de l'autre côté, à Lévis. La marina de Saint-Romuald et l'embouchure de la rivière Etchemin, près du juvénat Notre-Dame, sont bien vus des pêcheurs, tout comme le parc de la rivière Chaudière, qui nous fait toutefois oublier qu'on est si près de la ville. 

Avec Elia, nous avons plutôt convenu de tenter notre chance du côté du bassin Louise, du côté du marché public. «C'est une pouponnière à brochets», lance le jeune homme, fier de son effet. 

Indésirable

Avant de s'attaquer à son espèce préférée, le pêcheur nous sort en moins de deux un gobie à taches noires (round goby). Ce petit poisson qui racle le fond a été introduit accidentellement au Québec par les eaux de lest des navires venant d'Europe de l'Est et d'Asie. Vorace et souvent porteur de maladies, il menace les espèces locales. Pas de pitié. 

La pêche au brochet est beaucoup plus active. Il faut lancer le leurre à répétition dans l'espoir d'intéresser le poisson et s'il mord, l'épuiser pour mieux le sortir. Le mouvement régulier de la canne d'Elia et du pêcheur voisin ont tôt fait d'attirer les passants, qui cherchent à voir ce qui se passe. Mais il fait probablement trop chaud, les brochets ne sont pas au rendez-vous cet après-midi. 

Petite visite au barrage de la Saint-Charles. Côté rivière, notre guide nous montre de grosses carpes qui croupissent au fond de l'eau. Le niveau de la rivière est tellement bas qu'on les devine dans l'eau brune. Il y en a facilement une dizaine, des costaudes. Elia les observe avec un air de découragement, puis de défi. Il n'a jamais réussi à en sortir une seule de ce trou. Alors que nous rentrons au journal, il pédale à la maison pour chercher ses mouches, puis redescendra vers la rivière. Des fois que celle-ci serait la bonne...