Tout cru dans le bec

Depuis environ huit ans, Arham ne mange rien de cuit. Seuls des aliments crus, le plus souvent réduits en jus, franchissent ses lèvres. Sauf quand il jeûne.

ll y a quelques années, j'ai eu un coloc crudivore. C'était un Français, il venait passer quelques mois à Québec, et je le voyais très rarement à table.


J'ai dû le voir quatre ou cinq fois avaler une prune pour dîner ou pour souper, en fait, je me rappelle qu'il mangeait surtout ça, des prunes, sans pelure.

Rémi était assez taciturne. Je l'invitais parfois à souper ou à prendre une bière quand des amis venaient à l'appart. Mais il refusait la plupart du temps. Ou s'assoyait avec nous, ne disait pas grand-chose et buvait son verre d'eau.



Un jour, m'inquiétant un peu pour lui, je lui avais subtilement demandé s'il était anorexique. «Non, je suis crudivore», m'avait-il répondu. Puis, il m'avait expliqué qu'il suivait un régime très strict interdisant tout aliment cuit.

Durant l'été, ses parents lui avaient rendu visite. Je crois qu'ils avaient été traumatisés par sa maigreur. Après leur séjour, Rémi avait recommencé à manger plus normalement et il était reparti plus tôt que prévu en France, avec juste un peu plus de chair sur les os.

Jeudi, avant de rencontrer Arham Savoie, je m'attendais à voir un type rachitique qui aurait besoin d'engloutir quelques Dulton extra saucisses. J'ai plutôt eu affaire à Alexandre Despatie.

Arham était en bedaine derrière les étals de légumes installés devant Accommodation Bio, la petite épicerie dont il s'occupe avec sa blonde, Léa Charest, et son ami, Jonathan Valet, au coin de la 2e Avenue et de la 13e Rue, dans Limoilou.



Abdominaux ciselés, pectoraux bombés, biceps saillants et taux de masse adipeuse gênante pour tous les gars qui ont abusé de la Corona et des Tostitos cet été. S'il ne m'avait pas dit qu'il était crudivore, je ne l'aurais pas soupçonné.

De plus en plus d'adeptes

Arham a 31 ans et, depuis environ huit ans, il ne mange rien de cuit. Seuls des aliments crus, le plus souvent réduits en jus, franchissent ses lèvres. Sauf quand il jeûne.

«Je me sens mieux à 31 ans qu'à 21 ans, dit Arham. Je n'ai jamais été aussi en forme.»

Arham n'est pas le seul à pratiquer ce régime. Le crudivorisme compte de plus en plus d'adeptes en Europe et en Amérique du Nord. Des vedettes de Hollywood comme Natalie Portman, Woody Harrelson, Alicia Silverstone ou Demi Moore mange cru. Le triathlonien canadien Brendan Brazier est un adepte de l'«alimentation vivante», l'autre nom du crudivorisme.

Au Québec, Montréal compte déjà plus d'un restaurant de cuisine crue, dont le plus connu s'appelle Crudessence. L'entreprise a aussi lancé un livre de cuisine aux Éditions de l'Homme et vient donner des cours de temps en temps à l'Académie culinaire, au centre commercial Laurier Québec.



Dans la capitale, Accommodation Bio est l'épicentre de l'alimentation vivante. On y trouve des fruits et des légumes bios, des germinations, des noix et un bar où on sert entre autres des smoothies aux herbes de blé, une boisson verte comme la pelouse, mais formidable pour la santé, paraît-il.

Les clients ne sont pas tous crudivores. Mais ceux qui le sont croient que l'alimentation vivante allonge la durée de vie et éloigne les maladies. La cuisson, soutiennent-ils, affaiblit les protéines et les vitamines dans la nourriture. En plus, elle détruit les enzymes qui sont contenues naturellement dans les aliments pour faciliter la digestion, ce qui oblige le corps à piger dans ses réserves limitées d'enzymes.

En aidant le corps à les retenir, les aliments crus sont censés retarder le vieillissement, accroître l'énergie et prévenir les maladies.

«Dans la nature, tous les animaux mangent des aliments vivants», écrivait T.C. Fry, un des pionniers de l'alimentation vivante, mort à l'âge relativement jeune de 69 ans. «Il y a seulement les humains qui cuisent leur nourriture, et seulement les humains souffrent amplement de maladies.»

Comme la plupart des adeptes de «l'alimentation vivante», Arham est aussi végétalien (pas de viande, de produits laitiers ou d'oeufs). Mais les végétaliens eux-mêmes le trouveraient sans doute un peu radical : il boude tout ce qui est passé par la cuisson, comme les pâtes, le riz ou le tofu.

Sauf pour se faire des smoothies verts ou faire plaisir à ses invités, il ne cuisine presque pas. «Quand j'ai faim, dit-il en empoignant un concombre, je mange.»

Avec Léa, Arham travaille aussi à la Ferme Hantée, dans Lotbinière, d'où il approvisionne son commerce, cultive ses muscles et hâle sa peau dorée. Son garde-manger, c'est sa terre. Souvent, il a juste à récolter et à ouvrir la bouche. Parfois, il met aussi des chenilles dans ses smoothies, mais c'est un autre débat.

Protéines?



Évidemment, Arham s'attire toujours une foule de questions dès qu'il fait son coming out crudivore. Dont la plus populaire: et tu les trouves où, tes protéines?

«Là», me dit-il en pointant un paquet de chou kale et des pousses de pissenlit étalés sur une table, puis l'oseille et les orties piquantes qui poussent devant l'épicerie. Il mange aussi beaucoup d'algues, comme la spiruline, un «superaliment», dit-il.

Sur Internet, il existe une foule de sites qui mettent en garde contre le régime crudivore. On y parle notamment des carences en vitamine B12 et en calcium, de niveaux trop bas de bon cholestérol et d'un trop faible apport calorique.

Arham a réponse à tous ces écueils. Par contre, il n'a pas juste lu le bouquin d'un quelconque illuminé. Il a dévoré des tas de livres là-dessus et sait comment s'alimenter pour consommer 80 % d'hydrates de carbone, 10 % de protéines et 10 % de gras dans une journée, l'équilibre parfait selon lui.

«Mais ce qui compte vraiment dans l'alimentation vivante, ce n'est pas tant ce que tu manges que ce que tu ne manges pas, dit-il. Ça donne des balises, des lignes directrices.»

Arham ne mange donc jamais de cochonneries. Pas de crème glacée l'été en revenant d'une promenade à vélo, pas de pizza après un déménagement, pas de pop-corn en écoutant un film.

Mais que reste-t-il du plaisir dans la vie? En plus, pour des raisons plus personnelles que crudivores, Arham ne boit ni alcool, ni thé, ni café.

Imaginez le handicap social! Dans à peu près tous les pays, les gens socialisent par la bouffe (très souvent cuite), l'alcool ou les stimulants liquides. Alors, ils font quoi, les crudivores, avec les brunchs, les 5 à 7, les vins et fromages, les portos et chocolat, les buffets de Noël et les barbecues?

Ils ne sont pas obligés de sécher, explique Arham, mais ont besoin d'une autodiscipline de béton. Certains deviennent d'ailleurs très angoissés par leur régime, notamment dans ces situations de tentation, dit-il.

Sinon, il faut s'entourer de gens qui ne vous en veulent pas de refuser leur pâté maison. La copine d'Arham, Léa, est aussi crudivore. Quant à ses amis, ils ne partagent peut-être pas tous son régime, mais ne s'en formalisent plus. «J'apporte de la guacamole et ils sont bien contents», dit Arham.



Pour lui, les inconvénients sociaux ne font pas le poids par rapport aux bénéfices de l'alimentation vivante. Arham ne mange pas pour socialiser, il mange pour être en santé.

Il fait aussi beaucoup de sport et travaille à la ferme. Si bien que, malgré son régime étrange, Arham est sans doute plus en santé que la plupart d'entre nous.

Faudrait peut-être que je le présente à Rémi.