Jeanne d'Arc Lortie a produit une oeuvre essentielle pour comprendre l'émergence du sentiment national au Québec: La Poésie nationaliste au Canada français (1606-1867). Cet ouvrage est né d'une thèse de doctorat remarquée (1973), que les Presses de l'Université Laval s'empressèrent de publier (1975).
Nombre de critiques littéraires, de professeurs, d'étudiants, de chercheurs et de simples curieux ont parcouru cette oeuvre magistrale. Quiconque parcourt les rayons de la littérature canadienne à la Bibliothèque Jean-Charles-Bonenfant de l'Université Laval remarque la présence d'une série d'exemplaires du volume: la plupart offrent l'apparence de livres dont les pages ont été tournées par des générations d'usagers.
Jeanne d'Arc Lortie avait été l'élève du professeur Paul Wyczynski, directeur-fondateur du Centre de recherches en littérature canadienne-française à l'Université d'Ottawa. Il l'avait fortement encouragée à poursuivre l'étude du sujet qui la passionnait.
C'est ainsi qu'elle consacra dix ans de sa vie à la réalisation de sa thèse de doctorat sous la direction du professeur Luc Lacourcière, directeur des Archives de folklore à l'Université Laval. L'analyse de quelque 1700 pièces versifiées qu'elle avait dépistées dans les magasins d'archives et les bibliothèques du Québec et de l'Ontario et des recherches menées à Paris, à Bordeaux, à Rennes et à Aix-en-Provence lui ont permis d'éclairer les principales caractéristiques de la collectivité canadienne-française implantée sur les rives du Saint-Laurent et de montrer l'attachement inconditionnel des Canadiens à la langue française, leur intérêt pour l'héritage culturel reçu de la France, leurs aspirations à la maîtrise de leur destin, leur sens démocratique et leur conscience humanitaire.
Inspirées «par les préoccupations immédiates du peuple canadien et les nuances de sa pensée», les rimes anciennes que Jeanne d'Arc Lortie a tirées de l'oubli témoignent de la richesse de notre patrimoine littéraire, et conservent la fraîcheur étonnante de l'actualité. On y repère les racines, profondes et fortes, d'une identité canadienne originale, élaborée dans une nécessaire et féconde solidarité, l'amour d'une nature variée, abondante et généreuse, et le goût irrépressible de la liberté.
Jeanne d'Arc Lortie était une femme supérieurement douée à tous égards. Trilingue, artiste (elle dessinait avec talent), éducatrice engagée, archiviste diplômée, chercheure chevronnée (plusieurs fois boursière du Conseil des arts du Canada et du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada), auteure respectée, elle fut la première religieuse à enseigner à la Faculté des Lettres de l'Université Laval (1965-1971).
Les écrits de cette pionnière des origines de la poésie canadienne-française sont nombreux. Jeanne d'Arc Lortie a collaboré à la collection des Archives des lettres canadiennes (Fides) et signé une dizaine d'articles dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec et plusieurs autres dans le Dictionnaire biographique du Canada. En 1978, elle mettait sur pied l'imposante collection Les Textes poétiques du Canada français 1606-1867. Édition intégrale, qui allait restituer quelque 3857 pièces versifiées, réparties en 12 volumes (Fides, 1987-2000). À la demande de ses supérieures, elle entreprenait, en 1987, l'édition des Lettres d'Élisabeth Bruyère, un corpus de quelque 1600 lettres couvrant les années 1839 à 1876. Elle en publia les trois premiers volumes chez Paulines et Mediaspaul (1989, 1992, 1998). Entre temps, conjointement avec John Hare, elle signait une édition critique des oeuvres du poète Joseph Lenoir («Bibliothèque du Nouveau Monde», 1988).
Tout au long de sa vie, la famille religieuse de Jeanne d'Arc Lortie lui a confié d'importantes responsabilités: dans l'enseignement élémentaire, secondaire et collégial (1933-1962); à la direction d'établissements scolaires; à l'administration, comme supérieure, du Couvent Notre-Dame-du-Rosaire à Ottawa (1953-1959); au poste d'archiviste générale à la Maison mère de sa communauté à Ottawa (1971-1977). Soeur Lortie laisse à ses compagnes le souvenir d'une femme accomplie, dont le dévouement aux valeurs communes des Soeurs de la charité d'Ottawa - engagement, don de soi et compassion - fut d'une fidélité irréprochable.
Le mois de mars est consacré à la Poésie et à la célébration de la Francophonie. Étonnante conjoncture qu'aura choisie le destin pour soustraire à notre affection, le 6 mars dernier, la spécialiste de la poésie nationaliste au Canada français, Jeanne d'Arc Lortie. Celle-ci venait d¿atteindre, le 11 février dernier, l'âge vénérable de 97 ans. Dernière enfant d'une famille nombreuse d'Alexandria (ON), elle était entrée chez les Soeurs de la charité d'Ottawa en 1937: elle avait 22 ans.
L'apport de cette femme hors pair à une meilleure appréciation des origines de la littérature canadienne est d'importance. Elle aura contribué à l'avancement et au rayonnement de la recherche littéraire, et illustré par ses travaux que la poésie demeure une source intarissable de la connaissance.
Yolande Grisé, MSRC