TCE à Shannon: une mise en garde remonte aux années 50

L'armée canadienne, qui a effectué des tests de contamination dans la rivière aux Pins en 2006, a conservé un système de gestion des déchets toxiques inadéquat jusque dans les années 90. Pourtant, la toxicité du TCE était connue depuis les années 50.

Les dirigeants de Valcartier ont été avertis, dès les années 50, que le trichloroéthylène (TCE) et les autres produits toxiques qu'on enfouissait sans protection dans le sol finiraient par contaminer les sources d'eau potable de la région.


Les avocats de la firme Veilleux & Associés - qui représentent les citoyens de Shannon - viennent de déposer à la cour un rapport étoffé préparé par Anthony S. Travis, un historien des sciences de réputation internationale qui partage son temps entre deux universités israéliennes et un institut de Londres. Son rapport contient des témoignages troublants d'ex-militaires; il est truffé de références historiques sur les processus de contamination de l'eau, sur la toxicité du TCE, et il cite plusieurs échanges entre spécialistes de Valcartier.

Un exemple : «Nous ne pouvons qu'être troublés par la manière dont le CARDE [le Centre de recherches de Valcartier] procède à l'élimination de ses déchets de laboratoires. Même s'il ne s'agit pas de pratiques inhabituelles, on doit s'interroger sur la menace qu'elles font peser sur cette localité...»

Cet avis ne date pas des années 80. C'est l'opinion émise par un consultant, McDougall & Friedman, en 1957. Et ce n'était pas le premier.

Quatre ans plus tôt, en 1953, le Dr Dominique Gauvin, chef des laboratoires du Département de santé publique du Québec, déplorait que le CARDE «envoie ses déchets dans un canal où ils sont absorbés par le sol sablonneux. Nous devons vous demander de prendre les mesures nécessaires pour éliminer le risque d'une contamination qui pourrait rendre l'eau impropre à la consommation».

Improvisation

Malgré ces mises en garde, répétées pendant des décennies, le mode de gestion des déchets toxiques est essentiellement resté le même jusqu'aux années 80, constate M. Travis. Des barils, des chiffons imbibés de produits toxiques et des liquides étaient tout simplement déversés dans des «lagunes» prévues à cet effet, et même dans des trous creusés à l'improviste.

Ce portrait contraste avec celui présenté par Robert Murray, de la firme Stantec, l'expert retenu par la Défense nationale pour faire l'historique des modes d'élimination des déchets à la base militaire.

À son avis, «les gouvernements et les scientifiques n'ont soupçonné ni la présence du TCE dans l'eau ni l'impact d'une exposition chronique sur la santé du travailleur que pour la première fois dans les années 70-80».

Si M. Murray en arrive à de telles conclusions, lui réplique Anthony Travis, c'est parce qu'il se base sur des sources qui ignorent une large partie de la littérature scientifique. Il donne en exemple plusieurs publications qui rapportent, dès la fin du XIXe siècle, des cas de contamination de sources d'eau. En 1932, mentionne-t-il, un Américain a été un des premiers à suivre le déplacement d'une nappe d'eau souterraine contaminée en creusant des puits d'observation, comme cela s'est justement fait à Shannon 70 ans plus tard.

Il cite encore un avis du Département de la main-d'oeuvre de l'État de New York, qui observait, dès 1939, qu'il est «généralement admis que le TCE est un produit toxique et qu'une exposition con­stante à ses vapeurs constitue un risque pour la santé.»

Sable «sec»

Par ailleurs, l'expert de la Défense nationale signale que les fiches techniques sur le TCE recommandaient encore, jusqu'en 1980, de «déverser le TCE sur un sable sec et de le laisser s'évaporer», ce qui se faisait dans les «lagunes» de Valcartier.

Le problème, note cependant M. Travis, c'est qu'on ne déversait pas le TCE sur un sable «sec». «Un sol sec encourage l'évaporation, écrit-il, mais un sol humide encourage la migration» et provoque la contamination de l'eau.

Ce fut le cas à Valcartier, note-t-il, en citant un document de la base militaire où on note que «les niveaux de déchets liquides dans une fosse de sable changeaient en fonction des niveaux d'eau souterraine...»

Pourtant, ce problème aurait dû être connu des militaires. Le spécialiste cite un guide, publié en 1956 par l'armée de l'air américaine, qui fait justement état des dangers que pose la création d'une lagune dans un sol poreux, comme l'est celui de Valcartier. L'US Air Force recommandait alors de prévoir des membranes pour imperméabiliser le site, ce qui ne s'est pas fait à Valcartier avant les années 90.

Chronologie

> 1864: Le trichloroéthylène (TCE) est synthétisé pour la première fois en Allemagne par E. Fisher.

On ne s'intéresse pas beaucoup à ses propriétés avant 1920.

> 1921: On commence à le fabriquer aux États-Unis.

> 1927: Le TCE est utilisé en grande quantité dans l'industrie alimentaire pour l'extraction des graisses naturelles. Il est aussi utilisé en médecine contre la douleur.

> 1939: «Il est généralement admis que le TCE est un produit toxique et qu'une exposition constante

à ses vapeurs constitue un risque pour la santé.» - Département de la main-d'oeuvre de l'État de New York

> 1949: Industrial Toxicology, un ouvrage de référence américain, évoque plusieurs maladies et même des décès attribuables au TCE.

> 1950: «Il arrive souvent que l'eau des puits qui sont situés près d'une usine où on emploie du TCE soit rendue impropre à la consommation.» - American Chemical Society

> 1972: Le Règlement concernant la disposition des déchets chimiques et combustibles interdit pour la première fois le rejet de déchets dans l'environnement au Québec.

> 1976: Le National Cancer Institute rapporte pour la première fois que le TCE peut causer le cancer chez la souris.