Richard Saindon, l'homme à tout vendre

« Wal-Mart n'a rien inventé. Il nous a juste copiés en plus gros! »

Les bottes de skidoo du magasin sont étalées dans l'ancienne chambre où il dormait quand il était petit gars. Le lieu est à ce point pittoresque — et le type tout autant — que des visites d'écoliers y sont organisées régulièrement.


Saint-Nicolas, rue des Pionniers. Du côté nord, le magnifique bâtiment de l'ancien couvent des Soeurs grises. Tout à côté, cette surprenante église moderniste en forme de voilier qui a remplacé la vieille rasée par les flammes. Et juste en face, le magasin général R. Saindon, peut-être le plus mythique des trois entités.

Richard Saindon, 59 ans, a le langage aussi abondant et aussi puissant que ses énormes mains. Il a une parlure qui ferait saliver Victor-Lévy Beaulieu lui-même. «Ils ont démanché le tennis...», par exemple. Ou : «On a juste de la belle botte icitte...»



En façade, le magasin général ressemble plus à une résidence qu'à un commerce. Certains se demandent même si l'enseigne Magasin général – épicerie – quincaillerie – vêtements – chaussures n'est pas du pétage de bretelles de village. Mais la stupéfaction est totale une fois à l'intérieur.

Le maître de céans est l'aîné des six enfants de Rolande Arguin et de René Saindon, un rejeton de Saint-Étienne devenu cordonnier à Saint-Nicolas. Richard est un élève moyen qui aime «avoir du fun» et qui saute sur tout ce qui s'appelle sport. Même chose à l'école secondaire de Sainte-Foy où il fait ses 8e, 9e, 10e et 11e années.

Dès qu'il a l'âge de comprendre quelque chose, l'enfant aide son père à rembourrer les colliers de cheval avec un manche à balai. À 10 ans, il cueille des fraises et fait les foins en retour de quelques dollars. Et voilà qu'à 16 ans, son père lui fait la grande demande : «Si tu es prêt à nous aider, Richard, j'achète le magasin général des Lamontagne. Sinon, j'achète pas.»

Bataille marchande



Alea jacta est! Son avenir est réglé. Le père signe en mars. En septembre, il dit à l'autre: «Écoute, Richard, si tu veux travailler à plein-temps pour moi, je suis d'accord pour que tu arrêtes l'école.»

Une grosse épicerie moderne vient d'ouvrir presque à côté. Les Saindon n'ont donc pas le choix de restaurer ce magasin vétuste qui n'a pas été retouché depuis les 55 ans qu'il existe. Ils rénovent aussi l'annexe résidentielle où déménagera la famille. Le propriétaire de l'épicerie ironise néanmoins : Quindon quindra pas longtemps! «Nous avons tellement bûché, raconte Richard Saindon dans sa cuisine, que le gars d'à côté a vendu son épicerie!»

Alors qu'il a 25 ans, une fille du village l'invite à une veillée d'une amie de Saint-Raymond de Portneuf qui va se marier. L'amie n'a pas de voiture, lui si; c'est commode! La soirée se passe entre les filles d'un bord — toutes des aides familiales devenues copines — et les gars de l'autre. Tout seul dans son coin, Richard va vers un autre type tout aussi seul dans son coin, qui accompagne sa soeur Claire. Tiens, elle n'a pas de chum, soupire le marchand général.

Il la revoit au mariage de la copine. «Mais on n'a pas ben, ben dansé, dit-il. Les filles se tenaient encore entre elles.» Il lui téléphone peu de temps après. Claire et lui se marient deux ans plus tard et s'installent dans la première maison de Richard Saindon, mise en location à l'achat du magasin. Le couple aura un fils et une fille.

Le nouveau propriétaire de l'épicerie d'à côté annonce à son tour que ce sera la fin des Saindon... en même temps que d'une autre épicerie du secteur. Mais il sème tellement la bisbille chez les commis voyageurs que ceux-ci se tournent de plus en plus vers le magasin général. «On était rendu au point où on avait les spéciaux de Provigo 15 jours avant!» rigole Richard Saindon. L'épicerie est vendue une autre fois... au salon funéraire Marcoux. «C'était un enterrement de première classe», poursuit le vainqueur.

Clou de la visite



Après 27 ans de commerce, René Saindon veut vendre et l'offre donc au fils. Il consulte sa femme ainsi que l'avait fait son père avant lui. «La paperasse me tracassait, dit-il. Mais mon père a accepté de m'aider.» Il a donc acheté en 1993 et s'est installé dans l'annexe résidentielle.

Le clou de la visite proposée aux écoliers par Richard Saindon est la vieille balance en laiton avec une grande aiguille noire qui indique instantanément les prix à partir d'une table mathématique hautement sophistiquée. «L'électronique n'a rien inventé! lance le marchand en jetant un sac d'oignons dans la balance. On a le prix tout de suite et on n'a pas besoin de pitonner!»

Le camphre et le peroxyde côtoient les cahiers d'écolier, les fruits et légumes, les chaussettes et les bobettes. Les montres et les séchoirs à cheveux côtoient la viande surgelée et les aliments bios. Les boîtes de conserve et le café en grains côtoient les cadenas, le scellant à fenêtre et les courroies à moteur. Les détersifs et le papier hygiénique côtoient les boulons, les vis, les prises de courant et les fils électriques en rouleau.

Et vous n'avez encore rien vu. Le magasin compte un rayon de peinture complet. Un garage situé derrière le magasin abrite du ciment, de la chaux, de la terre à fleurs et à légumes. Et l'étage du magasin compte un assortiment complet de bottes et de vêtements de travail, de chaussures de sport et de ville. «Wal-Mart n'a rien inventé, laisse tomber Richard Saindon. Il nous a juste copiés en plus gros!»

Claire et Richard n'ont pas besoin de plus grand. Ils ont même décroché le contrat de bottines de la police de Lévis, après l'avoir raté par 50 $ l'année précédente. La commande était trop grosse pour passer par le magasin. Elle a été livrée directement des fournisseurs à la Ville!

René Saindon, décédé en mai, n'avait pas pris de vacances durant les huit premières années de son magasin. Il y a longtemps que Richard l'a «battu». Il n'en a toujours pas pris depuis 1993...